PrésentationMode d’emploiServices associésRéutilisations

Nicolai Stenonis Elementorum myologiae specimen, seu Musculi descriptio geometrica, cui accedunt canis carchariae dissectum caput et dissectus piscis ex canum genere...

Florentiae : ex typ. sub signo Stellae. 1667

Consulter ce document en ligne
Raphaële Andrault
pour le projet ANR Philomed
post-doctorante en philosophie à l’université Paris 8
raphaele.andrault@ens-lyon.fr
03/01/2012

L’Elementorum myologiae specimen publié par Steno (Niels Steensen) en 1667 a été lu comme l’une des expressions les plus frappantes de la mathématisation de la médecine. L’auteur, Niels Stensen (1638-1686), envisage en effet l’anatomie comme une province des mathématiques : ce programme justifie à la fois de présenter cette étude du mouvement musculaire sur le modèle des Éléments d’Euclide et de procéder à une figuration géométrique des organes, puisque les muscles sont décrits comme de simples parallélépipèdes composés de rangées de fibres motrices, transversalement reliées aux tendons. L’allure géométrique de la démonstration autant que le schématisme de la description ont contribué à faire de l’Elementorum myologiae specimen une illustration de la mécanisation des corps amorcée en France et en Italie pendant la seconde moitié du XVIIe siècle, notamment dans le cercle de l’Accademia del Cimento. Il est vrai qu’il ne semble guère étonnant de voir l’anatomiste danois Niels Stensen entreprendre cette étude mathématique des muscles alors qu’il vit sous la protection du grand duc de Florence, Ferdinand II, protecteur de Galilée. Ces particularités historiques aussi bien que les jugements de ses contemporains ont toutefois contribué à occulter en partie le contenu scientifique et l’intérêt anthropologique de l’ouvrage : il s’agit du premier ouvrage publié qui mette en évidence le rôle moteur des fibres musculaires dont le raccourcissement conditionne tout mouvement de contraction, y compris celui du cœur, physiologiquement central.

La présentation more geometrico de cette étude sur le mouvement musculaire doit d’abord garantir la rigueur de la démonstration centrale de Steno : on peut expliquer le gonflement apparent du muscle dans la contraction musculaire sans faire l’hypothèse d’une augmentation de son volume. Le muscle contracté serait comparable à un parallélépipède très couché qui se redresserait à volume constant. Derrière la technicité du propos, il s’agit tout simplement pour Steno de prouver qu’aucun élément anatomique connu ne permet de soutenir la thèse selon laquelle la contraction musculaire serait dû à l’afflux d’esprits animaux ou de sang dans le muscle. Fait notable, la démonstration de Steno conserve une allure négative : il ne s’agit pas de donner la « vraie cause » du mouvement, qu’il juge inconnue, ni même de réfuter l’existence des esprits animaux, mais de prouver l’incertitude et le caractère spéculatif d’une hypothèse qui est acceptée par tous ses contemporains comme un fait anatomique irréfutable. Au-delà, Steno entend décrire la « vraie structure[ fabrica] des muscles », proposer à partir de là une typologie des différentes sortes de muscles, et montrer mieux encore que dans ses ouvrages précédents que le cœur n’est qu’un muscle composé de fibres motrices.

La stratégie argumentative de l’Elementorum myologiae specimen, lequel réfute le rôle causal des esprits animaux sans dire ce qui cause la motricité de ses fibres, sera vivement critiquée par Johann Bernoulli (De motu musculorum, 1694) : en rapportant le mouvement animal à la disposition des fibres sans dire pourquoi celles-ci se raccourcissent, Steno aurait négligé le grand principe de la physique suivant lequel tout corps qui se meut est mu par un autre corps en mouvement. Effectivement, peu importe la cause première du raccourcissement des fibres pour Steno: si la fibre motrice n’est pas la « cause » ultime du mouvement animal, c’est de toute façon elle qui le conditionne. C’est donc elle qu’il faut d’abord s’employer à décrire et à connaître. Des expériences et vivisections pratiquées notamment avec Jan Swammerdam (1637-1680) avaient établi qu’une fibre excisée se raccourcit spontanément à plusieurs reprises quand on la stimule mécaniquement à l’extérieur du corps. Ainsi la contraction des fibres ne dépend-elle pas immédiatement d’un afflux nerveux ou sanguin exprès. L’enquête sur le mouvement animal devra élucider la capacité élémentaire de la fibre à se raccourcir sous l’effet d’une irritation, avant même de comprendre l’inscription de cet organe à l’intérieur du corps humain en son entier.

La simple mise au jour expérimentale de Steno et Swammerdam appelle un décentrement de l’investigation médicale : loin d’assigner des causes générales aux facultés animales, la médecine doit commencer par élucider la nature des réquisits anatomiques des grandes fonctions sensori-motrices. L’échelle d’analyse du corps humain se modifie pour s’attarder sur le détail des éléments anatomiques et négliger provisoirement les mouvements manifestes et la structure globale qui en dépendent. Aussi faut-il expliquer les fonctions supérieures à partir des fonctions inférieures. Steno souligne l’importance médicale de l’analyse anatomique : les signes de vie et de mort qui sont l’objet de l’attention du médecin dépendent bien in fine « de la fibre motrice qui agite les membres, inspire l’air et meut le sang ». On ne peut donc douter de l’utilité pratique des études anatomiques sur la fibre.

Cette réorganisation du savoir physiologique s’accompagne d’une refonte anthropologique. En premier lieu, la taxinomie en usage depuis Galien est remodelée : la fibre motrice peut être dite plus légitimement que le muscle « l’organe du mouvement ». En deuxième lieu, le rôle moteur des fibres pousse à considérer la motricité du corps humain à partir des mouvements spontanés et involontaires qui sont premiers et nécessaires. Le mouvement volontaire est donc provisoirement repoussé hors de l’investigation ; sa centralité anthropologique est interrogée de fait.

Éléments bibliographiques :

Raphaële Andrault, « Mathématiser l’anatomie : la myologie de Stensen (1667) », dans Early Science and Medicine vol. 15, n° 4-5, 2010, pp. 505-536.
Mirko D. Grmek, « La notion de Fibre vivante chez les Médecins de l’École Iatrophysique », Clio medica, 5 (1970), pp. 297-318, repris dans La première révolution biologique, Paris, Payot, 1990.

Troels Kardel, « Stensen’s Myology in Historical Perspective », dans Steno on muscles,Philadelphie, The American philosophical Society, trad. E. Collins, P. Maquet, K. Troels, annoté par H. Hansen et A. Ziggelar, vol. 84, 1, 1994, pp. 3-35.

Troels Kardel, « Nicolas Steno’s New Myology », Nuncius, 23, 2008, pp. 37-64.

Domenico Bertoloni Meli, « Collaboration between Anatomists and Mathematicians in the mid-Seventeenth Century, with a Study of Images as Experiments and Galileo’s Role in Steno’s Myology, Early Science and Medicine, 13, 2008, pp. 663-709.